Je regarde Chelle me regarder. On dirait qu’elle a vu un fantôme. Je dois avoir un air de mort-vivant, mais c’est probablement autre chose. Elle avançait avec confiance, sans peurs, avant que je ne voie sa réaction face à moi. On dirait qu’elle a figé. Je croirais revoir celle d’avant, le temps d’une fraction de seconde. Puis elle retrouve son aplomb et s’avance d’un pas sur vers moi. Si je pouvais savoir à quoi elle pense.
Sa main qui claque contre ma joue en une gifle. Je ne dis rien. « Ouch » ne changerait rien. Pas que ça m’ait vraiment blessé. Je trouve la situation ironique. Si une fille aurait le droit de me gifler, ce serait Amy. Mais elle n’est pas là. Non, je suis seul avec cette sorcière du passé. Je ne crois pas avoir mérité ça, mais depuis quand la vie est juste ? Je me laisse aller à penser à notre passé. C’était il y a quelques années. Je n’en ai pas grand souvenir. Je l’ai voulue, je l’ai eue et je me suis rapidement lassé. Pourtant, ce n’est plus la même gamine. C’est une femme. On change tous. J’ai alors cette vision d’Amy, lorsque je l’ai rencontrée. Amy avec ses joues rondes et ses grands yeux bruns. Je soupire. Ce n’est pas à cause de Michelle. Je l’avais presque oubliée.

— Ca fait un bail. Lance Chelle.

Je me disais la même chose. Je me sens vieux, las. Est-ce que mes plus beaux jours peuvent vraiment être derrière moi. J’ai l’impression de me trouver dans un film en noir et blanc. Le jukebox joue un air d’un autre temps. Une ancienne connaissance avance dans le bar. La fatigue me fait faire de drôles d’images. Je me laisse aller contre le dosser de ma chaise.

- Comment vas-tu, depuis le temps ?

Je souris. Depuis le temps, oh, elle ne me croirait pas. C’est tellement Chelle de me lancer la question avant que je ne lui pose. Détourner l’attention pour ne pas avoir à parler de ses sentiments. Enfin, elle a probablement changé. On change tous d’une façon ou d’une autre. Qu’on le souhaite ou non. La vie est un jeu, je crois que je l’avais oublié. J’aimais être au sommet. Je ne sais pas trop pourquoi, mais l’intérêt n’y est plus.

- Oh, je vais comme un charme. Je suis cambrioleur professionnel et ma copine, si elle veut encore de moi, vient de refuser de me m’épouser!

Je lance la phrase à la blague. Qui me croirait ? Pas même Chelle. Charlie me croirait. Mais c’est une autre histoire. Charlie est tout sauf un homme comme les autres et il n’irait jamais me dénoncer. Il est celui qui comprend le plus. Je me demande ce que Chelle a fait de sa vie. Je n’avais pas porté assez attention à elle dans le passer pour simplement me rappeler si elle avait des ambitions, des rêves précis. Je me foutais un peu d’elle. C’est toujours le cas, mais je n’ai plus la prétention d’avoir quelqu’un à voir.

- Et toi Chelle ? Comment vas ta vie ?

Une fois ma question posée, je me retrouve à ne pas vouloir connaître la réponse. Ce n'est pas par méchanceté ou par haine, mais par manque d'intéret. Je m'en fous, comme je n'en ai jamais rien eu à faire d'elle. Elle n'est pas celle de mes pensées et le manque d'Amy me rend lunatique, perdu, toujours un peu hagard. Je la cherche dans ce visage qui ne lui appartient pas. Mon amour s'est enfui pour sa propre sécurité et je n'irai pas la chercher, refusant de l'impliquer dans quelque chose qui n'est pas digne d'elle. Je ne le suis pas, et ça me tue de penser que je ne le serai jamais. Je soupire, coupé dans mes pensées par les paroles de Chelle.

— Oh moi, ça va… Je vends mon corps au plus offrant. Ça ne paye pas de mine, mais c’est lucratif. Je sais me vendre.

Je hoche la tête, désintéressé. Qu'est-ce qu'elle pense que ça me fera, à moi, qu'elle soit malheureuse, Prostituée du corps ou de l'âme, c'est tellement plus commun qu'on le croit. Sa misère ne me touche pas. Non, rien. Je pourrais être brusque, cruel, et elle en souffrirait, mais je me refuse à causer autant de peine que j'en souffre, mais probablement que je me donne trop d'importance comme d'habitude. Alors je ne réponds rien, haussant les épaules. Je ne dis pas que c'est pénible de la revoir, mais je n'aime pas celui que j'étais et que je suis probablement encore, quelque part sous ce ressentiment. Ce n'est pas sa faute à elle, mais il n'y a toujours eu que Amy. . .

— Mais dis-moi… Depuis quand as-tu cessé de vivre, pour être éteint comme ça ?

Je lui sourit, un faux sourire qui veux dire, mais de quoi tu te mêles. Elle n'a pas envie d'entendre une litanie sur une autre fille qu'elle-même. Chelle est jalouse, à en crever, c'est dans ses gênes, dans son sang. Je pourrais la torturer, lentement, en lui énumérant tout ce qui fait que j'aime Amy, et qu'elle ne possède pas. N'essaie même pas ma jolie, mon coeur est pris, même si elle n'en veut pas.

- Depuis quand est-ce que t'est aussi chiante ? que je lui demande, du tac au tac. Oh, hey, continuai-je en faisant mine d'avoir trouvé la réponse, Tu l'a toujours été.

C'est la vérité, pure et dure. Parce que Chelle s'accroche. Je ne sais pas ce qu'elle voit en moi, ou si c'est son orgeuil blessé, mais elle est à portée de main. Je pourrais la briser sans qu'elle ait le temps de le réaliser. Ma phrase a été dite à la blague, mais quand j'ai voulu la laisser, je me rapelle avoir été cruel, sachant très bien qu'elle ne lâcherait pas prise avec une approche un peu moins intense. Elle n'est pas ce qu'elle dégage. Elle n'est pas celle qu'elle se donne l'air d'être. Non, je sais, et elle ne peut rien me cacher, si seulement j'avais assez d'intérêt pour vouloir savoir ses plus noirs secrets. Ne joue pas avec moi Chelle, les règles n'ont pas changé, je gagnerai toujours, parce que je n'ai rien à perdre.

- Ne fais pas comme si tu me connaissais, Chelle, même quand on était ensemble ce n'était pas le cas. Les choses n'ont pas changé tant que ça . . .

Chelle a cette façon de se tendre, de se raidir, de respirer la gorge serrée. Ça n’est presque rien, et c’est pourtant ce qui me laisse savoir qu’elle est contrariée. Par qui, par quoi ? Par moi, par mes mots. Je sais ces choses, non pas parce que je la connais, mais parce que je sais lire les gens, si on peut dire. À trop mentir, j’ai fini par étudier les autres. Savoir ce qui dénonce nos véritables sentiments, toutes ces choses refoulées. Personne n’est véritablement un masque de béton, aucun alibi n’est inébranlable. Et Chelle est le parfait exemple d’une personne qui ne souhaite pas voir ses sentiments, ses réactions, dévoilées au grand jour. Son cœur est quelque part, et ces échos de tremblements sont totalement involontaires. Je comprends qu’elle doit en tromper plus d’un avec cet air confiant, mais croyez-moi, ça n’est qu’un air.

- Je ne fais que constater. Constater que la roue a tournée, et que les rôles ont changés. Je suis devenue quelqu’un et toi… Toi, tu ne sembles plus être que l’ombre de toi-même.

Sa remarque me fait sourire. C’est supposé me faire quoi ? Elle a encore tord. Parce que ce qu’elle pense, ça ne change strictement rien. Elle n’est personne pour moi, et c’est vraiment tout ce qui compte. Elle ne sait pas, et je n’ai pas l’intention de lui expliquer pour qu’elle comprenne. Chelle est étrange à sa façon. Tout ce que je dis la touche. Tout ce qu’elle dit m’indiffère. Les rôles n’ont pas changé, mais elle peut bien essayer de se faire croire le contraire. Je resterai le maître du jeu. Elle ne sera qu’un pion qui croit être le roi. Je ne prends pas la peine de lui dire qu’elle a tord, perte de temps, d’énergie ou tout simplement d’intérêt.

Je m’avance vers elle, les coudes sur la table, et plonge mon regard dans le sien. Les yeux sont le reflet de l’âme ? Ça n’est vrai que pour ceux qui ne l’ont pas vendue au diable. Je sais que mon regard se fait doux, tendre, je joue avec mes iris comme avec de la pate à modeler. Je guette un signe, une rougeur sur ses joues, un tremblement des doigts. Je m’avance quelque peu encore et je me mords la lèvre, avant de me rasseoir tranquillement.

- Dis, t’est toujours aussi sage qu’avant ?

C’est dit avec amusement. Parce que j’espère que non. J’ai envie d’un peu de folie pour me divertir du manque poignant qui me dévore. Je veux me sentir bien, sans en oublier Amy, seulement me faire croire qu’elle sera là, dans mes bras. Je veux planer, mais planer seul, c’est s’enfoncer dans ce qui nous tourmente. Je ne consomme pas vraiment, mais parfois, ce qui est illégal est la seule chose qui arrive à nous faire respirer, prendre prise.