Le regard perdu dans l'irrégularité du béton, James ne sait pas ce qui lui arrive. Un instinct le conduit, lui qui s'en est remis à la logique il y a déjà trop longtemps. Une douce impulsions, à l'image de celle qui l'inspire. Sur un morceau de papier tient les cinq lettres d'un nom mélodique. Lexie écrit en lettre attachées d'un seul trait. Et une adresse. Quelques numéros et une rue anonyme. James ne sait pas pourquoi. Ce matin, son coeur a cillé lorsqu'il a pris un livre de sur le piano qu'il n'a pas touché depuis la mort d'Elisabeth. Dans ses silences, la mère de James était la fondation, le lien primordial entre ses deux enfants et leur père. Dans sa mort, le reste s'est dissous, laissant trois âmes dériver au gré des courants. James serre dans son poing la précieuse adresse. Celle qui lui dit que tout peut être ok. Que peut-être ça n'est pas la fin du monde. Que dans le sourire d'une blonde enfantine, il y a la possibilité d'avoir autre chose qu'une enfance bâclée, surmenée. Dans l'espoir naïf de Lexie, James y lit la vie telle qu'elle aurait du être.

Lexie, il la connaît depuis un moment. Un je-ne-sais-quand. Une histoire d'oiseaux et de notes perdues dans le vent. C'était un jeudi, un de ces jours où rien d'intéressant ne se produit. James était dans sa tête, perdu dans un mutisme. Encore incapable de s'exprimer, privé des notes qui pendent au bout de ses doigts, lourds du talent à l'abandon. Sans le savoir, James s'est senti proche de Lexie pour une raison futile. Son coeur a reconnu les mêmes cheveux blonds un peu emmêlés par le vent. Les mêmes que ceux de sa Teddy. C'était assez pour que le mécanisme dépravé de son coeur se prennes d'affection pour elle. James qui évite les gens, mal à l'aise avec tout le monde, mais surtout avec lui-même.

Son cerveau assimile les notes comme langue première, les paroles comme une langue seconde. L'ironie le déroute. Sans savoir comment il a fait pour survivre à une vie en société, il n'y a aucun doute que la force et la combativité de sa Teddy y sont pour quelque chose. Comme quoi une petite furie blonde peut inspirer beaucoup de respect. James repense à son piano. À la sensation de vide qui creuse son ventre jusqu'à la peur primale lorsqu'il tente d'y toucher à nouveau. Cet amour de la musique que Blue a su faire diverger vers la guitare, n'est pourtant pas comblé. Il gronde dans le noir, comme la bête noire d'un être trop simple pour en avoir conscience. James se fait dévorer. Chaque jour, chaque nuit.

Désirant inconsciemment une paix intérieure, James appuie sur la sonnette mélodique de l'appartement. Il espère que Lexie soit la première à répondre. La fois précédente, il a figé sur place, lorsqu'une brunette à l'accent le plus charmant lui a demandé ce qu'il voulait. Elle n'était pas menaçante, pas intimidante, mais pour James, elle a été comme une évidence et ça lui a fait peur, de se dire soudainement qu'il avait quelque chose à faire, de ce que celle là pourrait bien penser de lui. De quoi en perdre le souffle, s'exprimer par signes, regarder partout à la fois à la recherche de quelque chose à quoi s'accrocher. Et c'est là que Lexie est arrivée. Il est entré et elle a parlé, beaucoup. Mais c'était presque naturel d'être témoin de ce que son coeur de jeune fille avait la générosité de partager. Elle n'attendait rien de lui, pas qu'il parle ou qu'il se confie. Et James s'est dit que peut-être elle pourrait être son amie. Lexie bougeait dans tous les sens, dansant presque autour du piano, alors que James était recroquevillé dans le coin opposé de la pièce. Tout ce qu'il sait, c'est qu'il fallait qu'il reviennes, qu'il la revoie.

James attends devant la porte, alors que la poignée se tourne sur elle-même. Il cesse de respirer alors que la porte s'ouvre comme par magie.

« Ta-dah ! » Elle a reculé, pour mieux admiré son œuvre. Elle venait de peindre un arc-en-ciel sur le mur, au-dessus de la télévision. C’était important, elle avait pensé, de l’avoir fini avant qu’Aurore ne rentre à la maison. Parce qu’Aurore était encore un peu triste, et que les heures passé à guetter le soleil lorsqu’il se levait ne suffisait pas à Lexie pour lui rendre son sourire. C’était étrange. Étrange parce que parfois, Lexie se disait qu’Aurore avait perdu sous sourire. Elle avait pourtant fouillé tout l’appartement, avait regardé sous les lits, sous les meubles, sous les oreillers et les coussins du canapé ; dans les placards, derrière les rideaux et sous le tapis de la salle à manger ; elle avait même pensé à regarder dans la salle de bain, sous le piano et dans la machine à laver, mais rien.

Alors, elle s’était rappelé une histoire que lui racontait sa grand-mère, quand elle était enfant. Sa mamie lui disait toujours que les arcs-en-ciel étaient en fait des divinités qui apparaissaient quand le ciel était sujet à la mélancolie et qu’un léger vague à l’âme le faisait pleurer sans pour autant cesser de briller. Elle avait alors pensé qu’Aurore était semblable au ciel, lorsque la mélancolie s’en mêlé. Qu’elle irradiait, même en ayant envie de pleurer.

Elle avait donc décidé de peindre un arc-en-ciel sur le mur. Parce que les arcs-en-ciel naissaient des larmes du ciel, pour le réconforter et le faire sourire, même dans la peine. Elle avait peint un arc-en-ciel pour Aurore, pour la réconforter elle aussi et lui offrir un peu de couleurs.

Avant ça, elle avait pensé devenir un parapluie. Un grand parapluie jaune, découpé dans le soleil, pour empêcher toutes les choses ennuyeuses de tomber sur la tête de son amie. Mais elle a pensé qu’être un parapluie pourrait être agaçant, parce qu’elle n’aurait plus de bouche pour parler, ni même de doigts pour jouer du piano. Mais s’était insensé comme idée, vraiment. Alors, elle avait juste peint un arc-en-ciel.

Son ventre gargouilla bruyamment et elle rit, joyeuse de se sentir ainsi affamée. Elle avait préparé des crêpes ce matin mais n’en avait pas encore mangé. Elle n’aimait pas l’idée de les manger seule, ça aurait été insensé. Elle pensa un instant à prendre ses crêpes pour aller se promener jusqu’à trouver quelqu’un avec qui les manger, quand on sonna à la porte.

Presque en bondissant, elle alla ouvrir pour tomber nez-à-nez avec James, qu’elle accueillit dans un éclat de rire. « Coucou ! Viens, rentre vite. » Lui prenant la main, elle l’entraina avec elle à l’intérieur, mordillant sa lèvre d’impatience. « Heureusement que tu es venu, je commençais à avoir faim. J'ai fait des crêpes, comme celles de ma mamie. Elle m'a appris mais il y a quelque chose dans le goût qui n'est pas pareil. Je ne sais pas pourquoi, ça me chiffonne un peu. » Elle fronça ses sourcils un instant, repensant à la recette de sa mamie, qu’elle avait pourtant suivi scrupuleusement. C’était à n’y rien comprendre, aussi, elle se contenta de hausser les épaules en présentant ses paumes ouvertes au ciel.

« Enfin, j'en ai fait trop et mon estomac est trop petit pour toutes les manger, il va falloir que tu m'aides. Surtout que ma mamie disait qu’elles sont toujours meilleurs quand on les mange à plusieurs. C’est peut-être pour ça qu’elles n’avaient pas le même goût quand je les ai goutées, parce que j’étais seule. » La réalisation lui arracha un rire, heureuse d’avoir enfin trouvé la raison expliquant le goût étrange de ses crêpes. Elle secoua la tête, se sentant un peu stupide de ne pas y avoir pensé avant. C’était évident, pourtant. « J’ai de la chantilly et des abricots. J'adore les manger avec de la chantilly et des abricots. Je te ferai gouter, tu verras. Il y a aussi des framboises et des fraises, si tu préfères. Il y a même du chocolat. » Elle regarda James un instant, tout à son bonheur de le voir. C’était le Destin qui l’avait amené chez elle, aucun doute. Elle en était convaincue, le Destin l’avait amené jusque chez elle parce qu’elle avait faim et que ça n’aurait pas été très pratique d’emporter ses crêpes, sa chantilly et ses fruits avec elle pour trouver quelqu’un avec qui les manger. Tout aurait été fichu, si elle avait voulu le mettre dans son sac.

Elle rit un peu en frottant son nez contre ses doigts, avant de réaliser qu’ils étaient en fait couverts de peinture. Elle avait de la gouache rouge recouvrant son index et son majeur, du bleu sur le coude et de l’orange sur l’une de ses mèches de cheveux : « Oh, j’ai de la peinture partout. Je n’avais pas vu. » Elle éclata de rire à se savoir si ivre, ivre de couleurs. Le bonheur tenait à peu de choses, se dit-elle. Aussi, elle pria pour qu’Aurore s’imprègne de couleurs à son tour. « Je peignais fait un arc-en-ciel. » Du doigt, elle pointa le mur sur lequel trônait son arc-en-ciel, encore brillant de peinture fraiche. Puis, dans un sourire, elle cacha son œil droit, puis le gauche, puis le droit à nouveau, s’amusant à faire danser l’arc-en-ciel sur le mur en troublant sa vue. « Les arcs-en-ciel sont magiques, tu sais ? Ils font sourire le ciel, même les jours de pluie. » Son arc-en-ciel était d’ailleurs si magique qu’il en dansait.