Dans une rue trop sinueuse pour contenir les rêves brisés des passants, une paire de bottes amochées trouble l'apathique poussière du pavé. À travers une brume, émanations d'une clope bien entamée, s'avance une silhouette filiforme. Trop grande pour une demoiselle, les formes de Blue sont dissimulées sous un t-shirt informe à l'effigie d'un groupe de musique trop peu connu. Une large ceinture retient ses jeans de tomber au sol. Perdue dans ses vêtements comme elle l'est dans ce monde, Blue se contente de soulever la poussière. Cette ville lui est si familière que les autres se sont effacées de sa mémoire. Le goût du thé est le seul à raviver la ligne d'horizon de l’Angleterre de son enfance. Ça explique aussi la cafetière qui produit en permanence la seule drogue que Blue s'indulge. L'odeur de la marijuana lui fait monter les larmes aux yeux, comme la douceur éteinte d'Alice et les folies d'une autre vie. Sans lever les yeux du labyrinthe de béton qui l'entoure, Blue sait qu'elle est arrivée.

On lui a dit, dans la rue, qu'il était revenu. Les déliriums d'un homme à la bouteille, puis les rêves éveillés d'un inconscient aux penchants ambulants. Blue a eu vent des passages éclairs d'un grand gamin qui habitait ces rues. Des allés-venus d'un blond au prénom défendu. Le coeur de Blue réclame encore les derniers mots d'Alice, ceux que Thomas détient. Les paroles que ce lâche ne méritait pas. Le ressentiment de Blue s'est fait sentir outre-mer, lorsque la nuit, Thomas combattait les ombres d'un sommeil agité. Sans souffrir les impasses que la politesse oblige, le corps de Blue s'impose dans l'univers de ce Thomas à qui elle veut. La possibilité qu'il ne reconnaisse pas cette version améliorée, presque saine, de la jeune femme qui se tenait dans l'ombre d'Alice, prête à mordre les inconnus qui oseraient toucher sa peau d'ivoire. Cette époque dans leur vie fut celle où chaque jour était un combat. Rien ne viendra atténuer l'horreur des jours qui s'écoulaient au rythme de la faim et des illusions chimiques.

Prête à entrer sans frapper, les doigts de Blue se figent contre le métal glacé d'une porte verrouillée. Ayant un dédain profond des conventions, elle se contente de répliquer le geste avec son pied, laissant résonner l'appel jusqu'au oreilles de Thomas. Le silence bancal de l'appartement ne présume qu'une absence. Puis le cliquetis de la serrure rompt la respiration abrupte de Blue. Dans l’entrebâillement de la porte, une jeune femme aux cernes creuses provoque un haussement de sourcils chez l'impromptue visiteuse. Sans autres cérémonies, Blue s'invite dans l'appartement.

« Je cherche Thomas! »

D'une voix détachée, Blue réalise qu'après tout ce temps, jamais elle n'a su plus que son prénom. Son âge lui est bien égal, tout autant que son passé. Il y a des questions qu'on évite de prononcer dans la rue, faute d'intérêt pour une histoire qui peut durer des nuits. S'accoudant à un mur, Blue laisse tomber son jacket au sol, certaine qu'il viendra.

Quand certains sont aux bords de la vie, moi je suis aux bords de la mort. Je sais qu'elle m'attend, que je ne mérite que cela. Que la vie n'est pas faite pour les gens comme moi. Que je vais mourir parce que je le dois. D'une overdose ou de je ne sais quoi. Je mourrais l'ayant décidé avant que les autres décident de me faire enfermer. Je mourrais avec une lâcheté qui fera pâlir le monde, qui me fera comprendre que je n'ai jamais changé, pourtant dieu sait que j'ai essayé.

Mon esprit s'enfonce en même temps que mon corps dans ce canapé que je n'arrive pas à quitter. Et tandis que les murs me semblent se rapprocher un peu plus de moi, je sursaute quand j'entends la porte d'entrée prête à s'ouvrir. J'ai peur d'abord et puis je me dis que c'est lui, que cela ne peut que être lui. Thomas me murmure mon cœur, qui s'arrête de s'emballer quand il comprend qu'il ne s'apprête pas à rentrer. Je me demande qui est là et je ne sais même pas comment je me retrouve devant la porte pour la déverrouiller. J'ai bougé sans le voir, comme je vie sans m'en apercevoir. Comme un pantin, quelqu'un qui veut juste pouvoir contrôler son destin. Tu entends, toi, ma peur ?

Des cheveux longs, un regard perçant et une assurance qui se lit sans se demander. Elle est mon inverse et son charisme me coupe de tous sens. Je ne la connais pas et je meurs un peu plus parce que c'est Thomas qui doit la connaitre. J'ai mal à l'intérieur, me consume de mon propre venin. Prends-le, d'accord, mais je t'en supplie prends en soin. Mieux que je ne le ferais jamais, ne meurs pas à ses côtés.

« Je cherche Thomas! »

Mes doutes se confirment, mon amour s'envole un peu et s'insinue en moi la jalousie. J'ai l'impression de ne plus vraiment connaitre ce sentiment, comme s'il avait manqué à mon corps trop longtemps. Je rêverais que ce soit lui qui me tue, plutôt que mes démons et autres souvenirs qui ne veulent jamais me quitter. Je suis hantée par celle que je suis, celle que j'ai été, et celle que je serais. Je ne veux plus, n’aie plus la force. Même plus celle d'exister. C'est injuste d'être en vie, comme une pierre en train de couler, c'est terrible d'être en vie alors qu'on ne l'a jamais désiré. J'en veux à ma mère d'avoir décidé de m'offrir ce cadeau empoisonné.

- Il n'est pas encore là.

Je le cherche aussi, l'attends pour lui chanter que le monde n'a plus besoin de moi. Je veux lui murmuré encore une fois qu'une fille mieux que moi l'attend et que d'être à ses côtés, ça m'achève un peu plus chaque jours. Plus qu'hier et bien moins que demain, si ce n'est pas un triste refrain. Je meurs d'être trop aimé, je meurs d'être là, et je n'en démords pas, toutes les autres plutôt que moi ... Peu importe, une rousse, une blonde, une grande une petite, mais dieu je vous en supplie mettez sur son chemin, une fille qui n'a pas peur de demain.

- Vous êtes ... ?

Je cligne si fort des paupières que je voudrais avoir la force d'en pleurer. Mais je suis épuisée, épuisée de cette tristesse qui colle à ma peau, que même l'eau ne veut pas nettoyer. Je suis fatiguée d'être brisée, fatiguée de ne plus savoir rire depuis des années. Donnez-lui quelqu'un qui n'est pas damnée, qui saura lui montrer ce qu'est l'amour, celui des contes de fées.

Le plancher craque sous l’imperturbable détermination qui allume Blue. Ses bottes auraient probablement dues être enlevée à son entrée, mais elles sont portées dans un ultime affront. Cette demoiselle ne respecte rien, a-t-on souvent décrété, n'ayant aucune prise sur l'intéressée. L'endroit gruge les os de Blue, elle seule sachant que c'est plus accueillant que tout ce qu'a jamais connu Alice. Voilà le coup ultime, en plein ventre, que lui inflige Thomas. L'impossible réalité où il aurait pu rendre heureuse la plus destructive des blondes écorche Blue depuis des années. De voir ce qu'il a bâtit pour une autre, pour cette gringalette au regard mort, ça lui donne la nausée. Blue devine tout. Jamais Thomas n'aurait fait quoi que ce soit pour lui-même, désintéressé de son propre sort. Ce n'était pas par défaut qu'il s'était retrouvé dans la rue, c'était par choix. Ce que Blue a toujours méprisé, sans arriver à le comprendre entièrement. Le corps de Blue se veut friand de liberté, mais son esprit est enchaîné dans une rébellion plus profonde que ses racines. D'un coup d'oeil langoureux, la brune est démasquée. Blue lui arrache ses secrets, pour en avoir connu des dizaines, des filles comme ça. L'idée de la brutaliser de ses mots s'insinue doucement dans les veines de la grande indésirable. L'injustice serait de torturer une innocente, mais l'honneur a déjà laissé place à la cruauté. Un sentiment si mauvais qu'il est puisé à même les souvenirs morbides où se confondent le corps d'Alice et les délires d'un oiseau bancal. Blue expire le venin qui lui monte à la gorge, comme elle pourrait gerber ses tripes.

- Il n'est pas encore là.

Un rire noir, ironique, nait dans la gorge de la jeune femme, pour rebondir sur la propriétaire des lieux. L'affirmation, Blue aurait pu la faire après seulement quelques secondes dans cet endroit cloîtré. Ses lèvres n'ont rien demandé, pas où il est, pas à quelle heure il reviendra. Elle a seulement formulé la raison de sa présence, que ça plaise ou non à l'hôte. Blue mords le silence, voulant crever la chair, voulant faire saigner. Ses mots sont sobres mais acérés comme des couteaux.

« J'avais remarqué. »

Se contente-t-elle de bien articuler, si froidement que les fenêtres auraient pu en givrer. Blue sait l'effet mesquin qui se dégage de tous les pores de sa peau. Elle le sait et s'en délecte comme si on mesurait la valeur d'une personne à l'épaisseur de son armure. C'est malsain de reporter ce qu'elle ressent envers Thomas sur celle qui se retrouve malencontreusement entre eux, mais Blue n'en est pas à une déviance près. Ses bottes creusent le sol, alors qu'elle fait un pas en avant, analysant l'endroit avec dédain, comme s'il était maudit. Si on pouvait jeter un sort par la pensée, Blue l'aurait déjà fait. Elle aurait privé Thomas de tout bonheur comme il l'a refusé à Alice, comme cette dernière l'aurait refusé à Blue.

- Vous êtes ... ?

Demande une voix craintive qui fait le plus grand des plaisirs à l’intruse dans cette demeure. Les épaules filiformes de Blue se redressent pour toucher le ciel. Elle est son pire cauchemar, puisqu'elle ne craint plus rien. Le monde se porterait très bien sans la présence d'une âme décidément brouillon, à force d'avoir été réécrite. Blue est consciente de faire plus de mal que de bien lorsqu'elle foule chaque jour cette terre. Mais who cares, quand elle même s'en fout.

« Nous sommes bien chiantes. Moi et ma grande gueule. »

Laisse tomber Blue, se moquant de la politesse ridicule que lui impose cette étrangère. L'accent qu'elle a sur le bout de la langue résonne comme celui d'un autre pays. Un autre pays bien plus proche de l'Angleterre natale de Blue que cette incurable Amérique. Il y a tout un océan, la vie était bien différente. D'un intérêt destructeur, Blue revient à cette conversation ridicule provoquée par l'absence de Thomas, jamais là quand il faut.

« Et toi, t'es . . . Laisse-moi deviner, la prochaine carcasse que Thomas essaiera de sauver, parce qu'il est un bon gars et qu'il peut pas s'en empêcher. Allez, je suis proche ? »

Blue sourit malicieusement comme si le monde n'avait aucun secret pour elle. Son être entier se moque de Thomas qui croit être quelqu'un de bien alors qu'il a lentement poussé Alice vers le précipice, Blue pour témoin. Ça ne prends pas un spécialiste pour voir que la demoiselle qui lui fait face est une experte au terrible jeu de l'autodestruction. Blue le lit dans ses yeux. C'est écrit noir sur blanc que cette histoire se terminera mal. Les gens comme Blue et Thomas, ne sont pas faits pour le bonheur, c'est évident.

T’es-tu déjà demandé comment tu allais mourir ? Si tu allais le voir venir, ou si justement ça te prendrais d’un coup, en un souffle, sans que tu ne puisses le contrôler. Respirer un temps et mourir un autre. Une chance inouïe de se dire que c’est enfin la fin de la vie. Est-ce que tu t’es vue en train de te noyer, dans un rivière ou dans un bain, peu importe le moyen, tant que l’eau s’infiltre enfin dans tes poumons, que tu sens te respiration se couper peu à peu, le liquide t’empêchant de remonter à la surface, seul ton instinct de survie se battant contre toi, mais toi tu sais que ce n’est pas lui qui te commande, mais bel et bien toi. Est-ce que tu as imaginé, la couleur que prendrais ton visage si tu finissais par geler, dans une chambre froide ou bien dans un glacier, voyant tes membres se pétrifier petit à petit, incapable de bouger quand ton corps se met lui à convulser parce qu’il n’est pas habitué à être aussi froid. Tu te bats contre ton âme qui veut fuir, mais seule ta volonté compte et cette dernière veut seulement que ta vie se stoppe enfin. Est-ce que tu as déjà senti les battements de ton cœur ralentir quand la drogue que ton corps supporte veut simplement la rejeter mais qu’il n’y a aucune solution à cela ? Le manque qui s’imprègne en toi alors que tu en es pleine à craquer et que ton esprit se relâche enfin et se laisse aller a de meilleures pensées, juste avant que la vie s’arrache à toi. As-tu déjà gouté de tes yeux la couleur de ton sang qui coule de tes veines que tu viens à peine de tailler. Regarder les carreaux de ta salle de bain devenir peu à peu rouge, et tes paupières qui elles deviennent tellement lourdes. N’ayant plus d’envie de survie, tu te laisses aller a enfin atteindre le but qu’un jour tu t’étais donné.

« Nous sommes bien chiantes. Moi et ma grande gueule. »

Je me trouve une nouvelle façon chaque matin, le cœur lourd de ne pas savoir quoi faire à la fin. Je ne sais comment trouver une bonne solution, me disant, murmurant, chantant à chaque fois, qu’il n’y en a pas une meilleure que l’autre et que le choix n’appartient qu’à moi et au courage que je voudrais y mettre quand le temps viendra de faire cette grande partie du chemin vers l’infini qui me tend la main.

« Et toi, t'es . . . Laisse-moi deviner, la prochaine carcasse que Thomas essaiera de sauver, parce qu'il est un bon gars et qu'il peut pas s'en empêcher. Allez, je suis proche ? »

Je souris en marquant un temps, un arrêt dans mon parcours pour que ma vie soit achevée, et je me dis que cette fille qui a l’air en colère pourrait peut-être m’aider à tout arrêter. Je ne suis pas quelqu’un que l’on doit sauver, c’est la seule chose qui est fausse dans sa réflexion, la seule dont mon âme veut ne jamais se souvenir. Thomas n’essaiera pas, je le sais, le jour où cela arrivera il me laissera m’en aller, car il sait que ce sera comme cela que je me sentirai heureuse et entière à la fois, une toute dernière fois. Une once de bonheur qu’il m’offrira, celui de me laisser partir comme je l’entends.

- La définition du mot carcasse est : Ensemble d’os décharnés, squelette. Quelque chose de mort donc. Et à l’évidence je ne le suis pas. Alors j’dirais que tu n’es pas si proche que ça.

T’es-tu déjà demandé comment tu allais mourir ? Comment la mort allait venir te chercher, comme cette vieille amie que tu as entendu toute ta vie. Moi, je me le demande chaque matin, quand mon reflet me regarde dans le miroir, juste après que j’ai pris mon bain. Je n’ai pas encore trouvé la réponse, n’ose pas demander à Thomas, mais une chose est sure c’est que de ces matins-là, la solution s’imposera à moi. Juste comme cela, peu importe la façon, à la fin, j’irais parfaitement bien.