Les bottes de Blue reposent indocilement au pied du lit de James. Sa veste de cuir aux coudes écorchés a été lancée sur le banc du piano qui sert d'étagère. Blue mordille un stylo, griffonnant quelques notes sur une page déchirée. Étirée de tout son long sur le lit de James, son t-shirt trop court dévoile le bas de son dos. Blue a toujours été de nature impudique et James a toujours été trop respectueux pour laisser son regard s'attarder. Le corps de Blue crée des vagues dans les draps de James qui reste assis au bout du lit, ses doigts jouant le temps et la vie sur les cordes de sa guitare. Un doux frisson parcourt l'épine dorsale de Blue. Ses doigts trainent contre le papier, alors qu'elle devine la tristesse de James. Ses épaules sont crispées, alors qu'il s'exprime de la seule façon qu'on lui a apprise, à travers la musique. Le coeur de Blue entends les larmes à travers la musique. Elle se redresse sur ses coudes, pour briser la distance qui la sépare son ami qui lui fait dos, écorchant quelques dernières notes. Sans avoir besoin de faire face à James, Blue sait que la mélodie ne peut plus contenir les sentiments qu'il s'interdit. Rarement douce, Blue s'empare de la guitare, la déposant un peu plus loin. Son corps entier se cale contre le dos de James, alors qu'il s'accroche aux mains jointes de son amie qui reposent contre son coeur. Les secondes filent. Le soleil s'envole.

Sans vraiment vouloir y penser, Blue a toujours su qu'avec James, ce serait différent. Il y a des choses qui ne s'expliquent pas. James se laisse aller à troubler le silence d'un soupir. La présence de Blue lui fait le plus grand des biens. Elle l'aide à porter le fardau des jours qui se suivent. Le pouce de Blue s'évade vers le cou de James où elle se laisse aller à poser la tête. Ses cheveux indisciplinés chatouillent amicalement le menton de James. Ça les fait rire, tous les deux.

Peut-être que de loin, on pourrait les penser amoureux, lovés sur le lit, peau contre peau. La tristesse a passé comme elle est venue, inexplicablement intense. Blue fait le contact alors que James ne sait pas vraiment quoi faire de ses mains trop grandes. Ils pourraient parler, mais ça ne semble pas nécessaire. Blue sourit, réalisant que maintenant, rien ne manque à son bonheur. Il y a des instants dans la vie, qu'on voudrait figer pour les apprécier. Mais ils passent en un clin d'oeil, trop vite pour le réaliser pleinement. D'humeur gamine, Blue s'amuse à mordiller le cou de James, là où ça monte vers l'oreille. Cet étrange bonheur lui fait l'effet de plusieurs bières et elle devient saoule des grandes gorgées de vie qui s'insinue dans ses veines.

« James . . . Have you ever been with a girl . . . ? »

Les mots de Blue lui semblent stupides dès qu'ils ont quitté ses lèvres. Elle connaît déjà la réponse. Comme elle sait ne pas lui rappeler les angoisses mordantes du piano. Blue n'a absolument rien d'une fille comme les autres. Ça fait d'elle la seule qui a pris une chance sur les silences de James. Ça aura pris du temps, mais pour une fois, les pensées de Blue sont à des années lumières du fantôme d'Alice. James a ses propres hantises et il n'y a pas de place pour leurs morts à tous les deux dans cette chambre un peu trop rangée. James voudrait éviter le sujet, elle le sait, mais Blue ne le laisse pas filer, se défiler. Accoudée, de ses yeux cernés de noir, Blue sonde le visage de son ami. Don't be affraid. . .

Les paupières de James se ferment sous le choc. Il n'avait pas réalisé que la mélodie au bout de ses doigts s'est transformée en une sonate qu'affectionnait particulièrement sa maman. James ne sait pas comment son esprit a traduit les notes, mais la musique parle d'elle même. Quelques accords à la guitare pour donner fin à une si belle composition qui s'agrippe à son manque d'elle. Blue est quelque part, jamais bien loin. Toujours dans son ombre, jamais elle ne réclame d'attention. James est reconnaissant pour sa patience infinie. Blue peut paraître sombre et dure aux yeux des autres, mais il sait qu'elle combat simplement cette peur d'être blessée à nouveau. Le pourquoi et le comment de la présence de cette fille dans sa vie est une énigme rassurante dans le quotidien froid et l'absence. La présence de Blue chamboule ses pensées comme son environnement. Elle laisse sa marque du désordre amical de ses possessions. Alors que les émotions jouent avec son coeur, James sens les bras de Blue l'entourer, le protéger. Craignant qu'elle ne soit qu'un mirage, il s’accroche à ses mains, voulant oublier qu'il se noie en silence sous les éclats d'un portrait de famille qui a été brisé en morceaux. Rien ne parviendra jamais à lui rendre la stabilité et la stricte structure de son enfance. Plus d'après-midis à appréhender les heures au piano, là où la perfection était intouchable à travers le regard de son père.

James fait maintenant office d'oreiller pour son amie, dont la tête se cale dans son cou. Ses pensées sont loin de celles de n'importe quel autre garçon qui aurait une beauté brute comme Blue, contre sa peau. Elle s'amuse à mordiller son cou et James ne sait pas quoi en penser. Blue ne se montre caline qu'avec lui, il le sait bien. James a vu son amie repousser les affections de bien des hommes et des femmes. Elle aime être en contrôle et il comprends qu'elle ne changera pas. Blue s'est recroquevillée, pour bâtir cet extérieur d'acier autour de son coeur. Elle parait plus grande qu'elle ne l'est, elle pense plus fort qu'elle ne parle, elle aime plus qu'elle ne le voudrait. Ce ne sont que quelque bribes de Blue qui font d'elle la meilleure amie de James.

« James . . . Have you ever been with a girl . . . ? »

Les mains de James s'égarent loin de Blue qui ne bouge pas d'un poil. Il ne sait pas quoi répondre, sans vraiment comprendre l'origine de la question. Son coeur s'exclame à ses tempes, bourdonnant comme le dernier des imbéciles. Les gens, hommes ou femmes, semblent avoir le même jugement sur James. Ils ne savent pas, mais ils se permettent de juger. Ils voient son regard qui s'attarde trop longtemps sur ce qui n'a pas d'importance. Ils écoutent à peine les mots maladroits, s'il parvient à les formuler. James restait muet, lors des moqueries de groupe, lorsqu'il était gamin. Il n'y avait que Jules pour oser le défendre haut et fort. Peut-être que sa soeur n'est plus exactement la même, mais la seule chose qui ne changera jamais, restera l'amour inconditionnel de son frère. Parce que depuis toujours, elle lui a offert ce même présent. Les yeux fixés vers le plafond, James finit par répondre.

« People think I'm weird. »

Le sourire tendre qui vient se poser sur les lèvres de Blue ne laisse place à aucune confusion. Elle n'en n'a rien à faire de ce que les gens pensent, mais elle trouve adorable que James ait encore l'innocence de croire que le genre humain est tout sauf élitiste. Sans vraiment savoir ce qui lui arrive, James se retrouve sous la posture féline de Blue qui le fixe dans le bleu des yeux. Elle a son nez contre le sien et semble à la recherche de ses pensées par le fil de ses iris. James se retrouve bouche-bée, franchement confus.

Les mains de blue restent bien en place contre le torse de James, lui qui semble vouloir disparaitre pour éviter la conversation. Le coeur de James gogne si fort que Blue en voit les soubresauts. Malgré le silence, elle ne recule pas, sachant très bien que James finira par faire face à ses peurs. Elle sait qu'il est plus fort qu'il ne le croit. De son instinct toujours juste, Blue devine une à une les insécurités qui paralysent James. Elle voit à travers les fortifications de l'esprit, elle qui en est le maître incontesté. Blue franchit une ligne à la fois, se rapprochant au fil des jours du James qui se cache derrière la surface et les doutes. Ce qu'elle voit lui plais intensément. Quelqu'un comme lui n'est pas pour tout le monde. James est intelligent, brillant, allumé, tout en étant complètement humain, sensible à ce qui l'entoure. Blue a souvent cru que l'un opposait l'autre. James la surprend constamment. Il est cet idéal auquel elle aimerait parvenir. Cette façon qu'il a d'accepter et d'aimer sans rien demander en retour. James n'a pas cillé, lorsque Blue lui a dit qu'elle a vécu dans la rue, il n'a pas fait d'allusion perverse lorsqu'elle lui a dit aimer les femmes, il n'a pas essayé de la convaincre, lorsque Blue n'a pu s'entendre avec Jules. Peut-être que Blue aurait aimé pouvoir être la seule pour James. Ils pourraient être heureux, tous les deux. Ce serait une belle vie, une vie facile. Personne n'a jamais compris Blue comme James, elle le sent, elle le sait.

« People think I'm weird. »

Alors que les mots s'estompent, étranglés, Blue sens son coeur s'écorcher. Comment peut-elle aimer James à ce point, alors qu'il s'aime si peu, alors qu'il laisse la perception des autres dessiner son bonheur. Elle tait sa révole, ce cri du coeur. « Who cares ? » laisse filer la peine dans ses yeux. Ne laisse jamais personne te dire que tu ne peux pas le faire, que t'y arriveras pas. Ils ne savent pas.

Une volonté profonde anime Blue qui se retrouve au dessus de James. Elle voit dans le bleu glacé de ses yeux qu'il pense vraiment ce qu'il dit. Blue voudrait seulement arracher une à une les écailles qu'il porte contre sa peau. Son nez frôle celui de James sans troubler la connexion de leurs regards. Blue apprivoise peu à peu chacun des frissons de son ami, chaque réaction. Le croquis d'un sourire naît au coin de ses lèvres, parce qu'étrangement, chaque geste semble naturel, à sa place.

« Well, . . . I like weird. »

Dit-elle contre ses lèvres. Provoquant un froncement de sourcil chez un James qui ne sait plus quoi penser de ce qui lui arrive. Blue se transforme comme le caméléon qu'elle s'interdit trop souvent d'être. Ses convictions n'ont jamais leur place lorsque James est dans les parages, pour la simple raison qu'il ne les dispute pas. Blue peut être entière quand il la regarde. C'est pour elle, le plus beau des sentiments.