Assis dans l'herbe, une cigarette à la main, ma guitare sur mes genoux, je fais naitre des notes pour les faire mourir dans l'oubli l'instant d'après. Sentir les cordes sous mes doigts, découvrir le son qu'elles laissent échapper quand je les fais vibrer. Bizarrement, c'est quand ma guitare résonne que je sens mon coeur lui répondre. Je ne vis pas pour la musique, mais la musique me rend vivant. Elle ne donne pas un but à ma vie, mais elle me rend heureux sur l'instant. J'oublie. Je couche mes émotions sur une feuille quand j'écris, et c'est là que je sais que je ressens. Je pose mes masques sur mes dessins, et c'est là que je vois qui je suis. La musique, elle, me rappelle deux yeux si bleu que le ciel l'envie. Les yeux de Sarah.

Je ne sais même plus à quoi je pensais avant ça, quand je jouais. Mais depuis qu'elle est entrée dans ma boutique, c'est son visage qui s'impose à moi. Sûrement parce qu'elle a cette tristesse au fond du regard. Ou plutôt, cette absence totale de bonheur, comme si elle aussi n'attendait plus rien de la vie. Comme un reflet dans un miroir, je retrouve ma propre détresse dans son regard.

Je finis ma cigarette et commence à gratter les cordes avec plus d'assurance, persuadé que personne ne peut m'entendre jouer une intro venant du plus profond de ma mémoire. Je sais que je l'ai déjà entendue, je ne sais juste ni quand, ni où. Ni même quelle est cette chanson. Je sais juste qu'elle me vient de plus en plus naturellement au fil du temps, comme s'il lui fallait le temps pour passer de ma mémoire à mes doigts. J'ai l'impression de l'avoir toujours connue, tant je la joue depuis longtemps. Mais c'est la seule musique qui m'apaise sans avoir à invoquer la beauté de Sarah. Comme une berceuse calmant un nouveau né.

Je ferme les yeux comme à chaque fois, cherchant à me rappeler, comme à chaque fois, où je pouvais bien l'avoir entendu, tout en continuant à la jouer. Mais au fur et à mesure que je cherche à découvrir son origine, les notes commencent à m'échapper, aussi j'abandonne mon retour en arrière, frustré. Les voyages dans le passé ne m'ont jamais rien apporté de bon, de toutes façons.

J'en soupire de l'avoir perdue aussi vite, comme elle était venue, en sommes. C'est comme une rupture, un pont entre présent et passé qui se serait brisé. Mais je ne cherche pas à le reconstruire, puisqu'en réalité, qu'est-ce que j'en ai à foutre, du passé, hein ? C'est l'avenir qui m'inquiète car il est tout aussi inconnu. Cette vie que cette musique veut ramener à ma mémoire, est un peu comme une vie antérieure. Vécue par un autre, elle ne me concerne plus. Mais la chanson reste un de mes classiques sur lesquels je voudrais poser un nom, une origine. Et si c’était ma mère qui me l’avait chantée ? Ou ma grand-mère… Qu’est –ce que cela changerait ? Tout et rien, je ne sais pas, je soupire.

J'ouvre les yeux, surpris d'avoir eu un témoin que je n’avais pas entendu arrivé. Je reste quelques secondes sans répondre, ni réfléchir, comme à la sortie d’un rêve et regarde celle qui m’a tiré du monde idiot de mes pensées. A cet instant précis, rien ne vaut la réalité. Plus belle que ces rêves que je ne ferai jamais, elle laisse glisser le bleu parfait de ses yeux sur moi. Elle veut savoir ce que je me tue à connaitre, et me demande ça à moi. Mais moi, je ne sais jamais rien, belle Sarah. Ce que je vais devenir, d’où je viens, l’origine de cette chanson ancrée en moi… Je n’en sais rien. Elle prend ses racines sur le même lopin de terre que moi. L’ennui, c’est que je n’y suis plus connecté depuis longtemps. Je ne suis plus qu’un tronc dans un torrent et j’ai emporté cette chanson dans ma sève. C’est tout, et tant pis si l’on n’y comprend rien. J’en ai assez de faire des bilans catastrophiques.

Je regarde longuement Sarah, cette chanson au final, ce n’est rien. Rien que du passé gratté sur des cordes. Tu l’oublieras avant même de t’être relevée. Peut-être même n’y pense-t-elle déjà plus. Et pourtant, je tente de lui répondre, parce que je ne peux rien refuser à ces yeux. Cette chanson ?

J’écarquille les yeux devant la pauvreté de ma réponse. Je pourrais lui dire que c’est un fragment oublié de mon passé, datant peut-être de l’époque où j’avais une famille, ou du moins une mère ou un père, ou quelque chose approchant. Je pourrais lui dire que c’est elle qui m’a servi de repère, même minime, à chaque fois que je me suis perdu. Elle ne m’a pas aidé à me retrouver, mais m’a aidé à choisir un chemin. Je pourrais lui dire qu’elle apaise mes colères, atténue mes angoisses, et éveille mes sens. Mais rien ne sort, parce qu’en réalité, c’est vrai que je ne sais pas. « Quelle est cette chanson ? » Un mensonge, une vérité, un havre de paix, une fuite, une chaine ? Je ne sais pas.

Je la regarde à nouveau, sincèrement désolé. J’aimerais être plus pour Sarah que le gars qui ne sait rien. J’aimerais lui faire voir la magie d’un monde. Mais je ne m’y connais pas en belles choses. Je suis le fléau qui les aspire, je les bouffe et ne les recrache jamais, les perds sous une montagne de regrets. Je n’aime pas ça. J’aurais voulu avoir une utilité, au lieu d’être ce gamin paumé en quête d’un passé. Et qui donc m’a appris à ne plus rêver, hein ?

Je contemple ses yeux, y cherche une réponse à lui donner, plus consistante, ou trouver quelque chose à dire, tout simplement. Transformer en mots les notes qu’elle m’inspire, afin de lui donner envie de me répondre. Entendre sa voix, juste pour profiter de sa présence inattendue. Car Sarah, je ne l’ai jamais vue que dans ma boutique, comme si c’était notre point de rassemblement. Jamais ailleurs. Autant dire que c’est une première qui me plait, sans pour autant me donner des idées de mots à prononcer.