Je porte encore les stigmates de ma nuit blanche au cimetière. Trois jours plus tard. Une éternité. Un enfer. Comment des personnes que je connais si peu, si mal, peuvent-elles me manquer autant ?
Cette peine que leur absence m'inflige est inhumaine.
Seul, perdu au milieu d'une salle bondée, je remarque une enveloppe sous le comptoir accompagnée d'une note manuscrite.

« Charlie, tu l'as surement oublié, je pars demain. J'ai reçu cette enveloppe y a deux jours, je te laisse le soin de gérer le tout. Occupe-toi bien de mon bébé, je compte sur toi. »

Mon boss. Il part aujourd'hui, j'avais oublié. Son bébé, c'est ce café qui ne lui appartient pas.
J'ouvre l'enveloppe en question et y découvre un CV ainsi qu'une lettre de motivation. J'en souris presque. J'ai obtenu mon job par hasard, sur bonnes grâces du patron qui s'est prit d'amitié pour moi.
Alex Webbers a fait des études, il est jeune et intelligent si j'en crois le tout. Que voudrait-il foutre ici ? Pas de photo en revanche. J'attendrai qu'Alex daigne se rendre ici pour exiger une réponse.
Je repose la note et les documents sous le comptoir, reportant mon attention sur un énième client qui franchit le seuil de la porte.

Je remplie une commande quand le nouveau client sort de l'ombre.
Il est immense et peine à franchir le seuil de la porte. Hésitant, il s'approche du comptoir.
J'ai l'impression d'être terrifiant en ce moment même. Pourquoi il me dévisage comme ça ?
Et encore une fois, j'ai l'impression que mon passé est inscrit sur mon front.
Il m'adresse enfin [!] la parole, comme s'il venait de mettre fin à un dilemme intérieur.

_ Bonjour, Alex Webber, j'viens pour la place ...

Le messie a un visage. Depuis le temps qu'on cherchait quelqu'un... depuis cinq jours à vrai dire mais en si peu de temps on avait eu droit aux propositions d'un camé, d'un ado véroleux de quinze ans et d'une nymphomane sexagénaire, tous venus postuler en personne. C'est dire si cet Alex est le bienvenue.
J'amorce un début de sourire en me penchant vers lui pour lui répondre lorsque mon regard est attiré par une petite silhouette qui se devine plus loin derrière lui.
Mon cœur s'emballe comme il ne l'a pas fait depuis trois jours. Quand cette même silhouette s'était éloignée de nous. Ce qui n'était que le début d'un sourire aimable se métamorphose pour devenir l'un des sourires les plus sincères de ma vie. Ceux dont on ne peut se défaire.
Je sais que mes dents blanches tranchent avec le ton de ma peau mais pourquoi continue-t-il à me fixer ainsi ?
Je mords inconsciemment ma lèvre inférieure, comme si une quelconque douleur pouvait me confirmer que la vision de mon Amanda retrouvée n'est pas une hallucination.
La peine est envolée, mes cicatrices effacées et les peurs apaisées.
Amanda est là.

- Je reviens, dis-je à Alex sans détacher mon regard de celui de ma sœur.

Je ne prends pas la peine de contourner le comptoir, j'y prends appuis de ma main libre, le survole, bondit sur mes pieds et plaque la tasse que je tenais contre le torse d'Alex qui s'en empare.
Sans me préoccuper des formalités d'usage et autres formules de politesse, j'attire Amanda à moi et l'emprisonne dans mes bras sous le regard des clients médusés.
Qu'ils aillent se faire foutre. Tous autant qu'ils sont.
Amanda est là.
De peur de lui faire un mal quelconque, je relâche un peu la puissante étreinte qui me lie à elle.
Je peine à croire qu'elle est vraiment ici. Dire que je comparais cet Alex à un messie...
Elle, est ma bénédiction, mon paradis personnel, ma famille. Elle est ce que la vie pouvait m'offrir de mieux, de plus beau, de plus pur.
Presque embarrassé, je la libère de mon débordement d'enthousiasme. Et si elle m'avait oubliée ?...
Peut-être est elle complètement paniquée, là, assaillie par un homme qu'elle connait à peine et pourtant mieux que personne.
Je place chacune de mes mains sur ses épaules et, sans lâcher Amy du regard, m'adresse au géant derrière moi.

- Alex, si tu sers un cappuccino à la blonde du fond, tu es mon nouveau collègue.

[ T'es jeune mon gars... si jeune... ]

[ Comment j'fais tache ici moi ^^' ... ]

Ne me lâche pas. Jamais. Je pourrais pleurer. Me moucher dans ta chemise, évacuer par les larmes les dix-neuf années sans calins de la part de Tom, ouvrir les vannes, haïr chaque salaud que j'ai pu rencontrer, ces putains d'hématomes sur mon bas-ventre, regretter d'avoir trop bu le soir de mes seize ans, pleurer encore, le froid, les écarts, la violence dont j'ai été victime hier, ma promesse à Shawn d'aller bien, rompue, et ces vertiges, ce gouffre toujours plus haut, pleurer chaque moment passé seule, chaque acte manqué, la jalousie envers ces filles qui baisaient Shawn...
Je pourrais pleurer, mais je ne le ferais pas. Je n'en ai pas besoin, puisque tu es là. Et mon ventre est noué par des cailloux qui s'y balancent, grincent et pèsent si lourd à l'intérieur. Pas d'appétit possible, mais pas de raisons valables pour les larmes. Tu pourrais faire disparaître les cailloux, à jamais, et m'envoler, pleine d'espoir, toujours plus haut dans l'impossible.
Un toussotement retentit, et je retombe sur le sol glacé, avant de glisser hors des bras du frère que j'aurais dû avoir bien plus tôt.

Les détails futiles réaparraissent, les interrogations vaines, et je suis toujours coupée du monde, dans ma bulle de bonheur à laquelle une seule ombre manque: celle d'une jeune femme aux yeux bleus, bleus comme le ciel dans lequel je vogue.
La voix grave de Charlie, celle qui m'avait manquée, s'élève alors et rend ridicule et strident n'importe quel autre bruit, qu'il soit produit par ma basse, un rossignol, ou un camion à ordures rempli d'horreurs dégoulinantes.

Sa main, enfin, reprend sa place sur mon épaule, tandis que l'autre serre celle d'Alex. Un pacte, un serment... Tous les synonymes sont valables, et même s'il ne fait que poser sa main sur moi, je sais que le nôtre est bien plus profond que n'importe quel contrat d'embauche.

Nous voilà repartis dans notre monde... Notre monde au beau milieu du monde, camouflé derrière les apparences et les préjugés. Et toujours cette présence, cette absence... Sarah... Je ne lâche pas ta main, Charlie, j'aurais trop peur de te perdre si je rompais le contact.
La porte s'ouvre. Je le sens au froid qui s'insinue dans la pièce. La chaleur revient bientôt. Mais sa voix... Sa voix résonne, et mon regard, tel un aimant, transperce le regard de Charlie pour aller vers le sien. Ses yeux d'azur... Comme si des forces invisibles avaient décidé de chasser nos démons, qui nous traquent sans cesse...
Sarah...
Je me lève, et la chaise tombe au sol avec fracas. Elle me voit alors. Je le sens, je le sais. Ses bras tombent, ballants. Je me retrouve face à face avec elle, et le monde peut disparaître, je m'en fous. La pièce manquante est revenue. Nous étions trois, nous le sommes encore.
Etonné par mon manque de réaction, Charlie se retourne. Je n'ose pas le regarder. J'aurais peur d'y trouver les mêmes larmes d'émotion que je verse, et de les confondre avec autre chose... Puis l'étouffer par ma présence, et gâcher ce moment.