Le regard des autres gens m'est totalement indifférent. Ils sont insignifiants, des étrangers à ma vie qui croisent la mienne sans que cela ne m'importe. Au fond, qu'est-ce qui peut avoir de l'importance, maintenant ? Je défile dans ce décor factice rempli de personnages en carton, et m'engouffre dans une salle à part, où je dépose mes affaires.
Je m'assois vaguement sur une chaise qui traîne et contemple mon reflet. On y voit une fille. Banale et ordinaire. Mon regard tombe alors sur la boîte de cachets sur la table, près du miroir. Je pense alors au mal de tête qui me blesse depuis plus d'une heure. Sans réfléchir, je me lève brusquement pour prendre mon sac laissé à mes pieds, et cherche les comprimés pour la migraine. Mes mains tremblent, alors que mes doigts heurtent la boîte espérée, et la portent à ma bouche. J'avale tout: le verre de whisky aide beaucoup. Instinctivement, je m'empare également du tube près du miroir: cinq cachets de plus pour faire passer le mal, et ma bouche devient pateuse.
Mon reflet me nargue toujours, cependant. Que me veut cette fille dans le miroir ? Elle est laide à pleurer. Elle veut que je pleure, que je succombe. Voilà tout. Un élan de rage me fait me lever et saisir la chaise à deux mains, qui s'abat sur le miroir, qui se brise. Comme si cela suffisait. Elle est toujours présente, je la vois qui me regarde toujours plus durement. Cette fois-ci c'est ma basse que je prends pour tuer la fille aux cheveux bruns. Elle me menace, est arrogante, et je la détruirai. Je veux voir s'éteindre son âme.
Le combat est rude. Mes forces me quittent. Et je tombe dans l'oubli au même instant que mon adversaire. Elle a gagné. Mes mains heurtent les éclats de verre avec violence, et j'ai le goût du sang dans ma bouche. Un dernier regard pour ma basse, qui gît au sol au même titre que moi. Une dernière pensée pour Ted, qui doit m'attendre. je suis en retard.

Une soirée organisée par le Starbuck est toujours une vive source d'emmerdements:
Du matériel écorché, du monde à vider, des verres à remplir, un équipement à gérer...
Mais le pire reste le lot de sentiments aussi violents que contradictoires qu'elle charrie.
Attendre une foule de clients mais espérer qu'ils rentreront chez eux entiers.
Vouloir s'approprier l'estrade, et devoir se contenter de la nettoyer.
Profiter de la lumière sachant que je l'ai moi-même réglée.
Être exposé à vue en préférant demeurer caché.
En d'autres termes : Vivre ou travailler.

Cette soirée s'annonce semblable aux autres. Morbide dans sa banalité.
Je me laisse cependant gagner par une bonne humeur latente et éphémère.
Contentant les clients à renforts de sourires, j'oublie mon nom au profit de mon métier.
Rien n'est véritablement commencé, les festivités attendant l'obscurité pour rugir.
Salle comble, consommateurs déchainés, brouhahas d'ambiance... Le décor est planté.

Un claquement de la porte qui a souffert des centaines de passages aujourd'hui retient mon attention.
Amanda. Elle joue ce soir et l'air ravagé qu'elle arbore convient aussi mal à son visage qu'à leur musique.
En colère contre le monde entier, elle m'englobe dans le décor de ceux qu'elle ignore. Première leçon.
Chargée de son étui, elle traverse la salle sans m'accorder le moindre regard. Merci, ton frère apprécie.
Mon cœur prend goût à la désillusion lorsqu'une seconde entrée l'écorche doucement. Celle d'Ashley.
Rayonnante dans une tenue qui est, elle, en symbiose parfaite avec sa personnalité, m'ignore pourtant.
J'accuse le coup d'une déception dédoublée mais la raison l'emporte comme toujours. Il fallait s'y attendre.
Qui se souvient de toi Charlie ? Contente-toi de sourire en exécutant les souhaits des gorges asséchées.

Toutes deux en pleurs lors de nos derniers entretiens, les voici maintenant à leurs occupations.
Et quelques puissent être ces quotidiens, ils ne considèrent pas ma présence, ne serait-ce qu'une seconde.
Se faire à l'idée semble une option préférable à sa rivale qui consiste à intensifier mon martyre.
Un point positif peut-être ? Mes parents et ma grand-mère sont loin ce soir. Triste vue, j'ai besoin d'eux.
Je range l'optimisme entre deux verres vides dont le temps me manque pour remplir. Chacun son tour.

Soudain, une voix résonne plus forte que les autres. Encore un mec trop lourd à virer ?
Je connais ce timbre mais ne m'en étonne pas, ils me sont tous connus ici.
Ce n'est que lorsque l'on clame mon prénom que je quitte mes pensées.

- Charlie, j't'en supplie, viens vite!! Elle est inconsciente dans les loges, je sais pas quoi faire. Viens m'aider, s'il te plait.

Perdu, j'aimerais calmer Ashley mais rien n'y fait, la détresse imprègne ses traits.
Je ne comprends pas mais il est question des loges, je l'y suis en abandonnant mon bar.
La porte s'ouvre alors sur la salle réservée à l'usage des groupes venus se produire ici.
Mon attention est immédiatement attirée par le miroir brisé que je vais devoir remboursé.
Puis vient Ashley, elle s'accroupit au sol et je comprends alors les raisons de son empressement.
Amanda, raide sur le parquet. Je conserve un calme de composition, pour apaiser Ashley évidemment.
Mon cœur s'emballe tonitruant dans une danse paniquée, ceci est du déjà vu. Ce n'est qu'une blague...
Je pose mes genoux à mon tour de l'autre côté de son corps avant de saisir le visage d'Amanda entre mes mains.
J'ai déjà fais ça, je ne veux pas le revivre. Pourquoi elle, ici et maintenant ? La chienne ne me lâche pas.
Redevenant le gamin qui a trouvé le cadavre de sa grand-mère, je claque doucement le visage d'Amanda.
J'appelle son nom sans qu'elle ne réagisse et puis s'impose l'évidence. L'emballage est encore près d'elle.
Je sens mes yeux quitter leurs orbites dans un frisson d'horreur qui n'épargne aucune partie de moi.
Pris d'une rage que décuple la rancune, je gifle sa joue d'enfant avec une force considérable que je regrette.
Le remords ne dure qu'un temps seulement, lorsque s'ouvrent ses yeux je les fuis des miens.
Je redresse sa silhouette, l'assoie avant de la caler contre un des murs de la salle.
Dévoré entre mon envie de lui hurler la vérité et celle d'apaiser mes nerfs, je tranche dans le vif.
J'offre un regard dépourvu de dureté à Ashley qui soutient Amanda dans son étourdissement.

Je me lève, écœuré. Un ange veille désormais sur celle qui aurait pu devenir une suicidée.

- Fais-la vomir, je lance à Ashley avant de leur tourner le dos.

Putain.

Le noir, le vide. Là où mes démons me guettent et m'assaillent, sans défense. Perdue, isolée et loin de toutes les choses du monde que je connais, j'ai peur. Mais qu'est-ce que j'ai fait ? Je voulais juste... Je ne sais pas.
Incapable de la moindre réflexion plus poussée, je sens malgré l'obscurité la situation inconfortable dans laquelle je me trouve. Les frissons de froid, aux antipodes de la chaleur qui m'accable, poussés à leurs extrêmes, me feraient gémir si j'étais capable du moindre mot. Mon corps est partagé entre deux idées contraires: se relever pour chasser le froig glacé qui s'insinue dans mes veines, ou rester pour garder ma seule chance de combattre le feu qui me dévore.
La lumière s'insinue furtivement dans mon champ de vision. Aurais-je ouvert les yeux ? Je tente de ne pas céder au sommeil qui m'envahit, afin de reconnaître la personne qui m'a arrachée à l'enfer.
Mais je repars bien vite au fond du fond de mon enfer polaire, et le cauchemar reprend. Un fracas envahit ma tête, et soudain le silence me pénètre. Sérénité est le maître mot: il décrit alors la paix que je ressens. Je suis bien, mon âme flotte et s'envole au gré de mon imaginaire, et je suis heureuse.
Ce sentiment ne dure pas. Une gifle me ramène à la terre ferme. J'en aurais pleuré. Et j'en pleure. La douleur à ma machoire me fait me sentir vivante. Je crache du sang. Les visages d'Ashley et Charlie me regardent. Celui de mon frère me fait peur. Une froideur s'en dégage, signe d'une fureur mal contenue. C'est lui qui m'a frappée. Il me déteste surement... Et je ne sais pas pourquoi. Qu'est-ce que j'ai fait ?
La culpabilité me brise une fois de plus, tandis que l'on m'adosse à un mur. Je n'ose pas le regarder, ni même Ashley. Mon regard tombe alors sur les boîtes vides au sol, et je sens mon coeur faire un bodnd. aurais-je tenté de me suicider ? C'est ridicule... Je n'ai jamais été suicidaire, et les coups d'éclat théatraux ne sont pas mon genre. Quand bien même j'y aurais songé, cela se serait produit chez moi, et j'aurais réussi. Alors pourquoi... ?

- Fais-la vomir.

Il ne me regarde même plus. Je me sens de plus en plus mal.

- Ne pars pas... S'il te plait

Partir ? Et où ? Je comprends alors que ces mots ne s'adressent pas à moi. Charlie est près de la porte, sur le point de partir. Je ravale un sanglot. Ne me laisse pas... Ashley semble dans le même état que moi.. Je m'en veux de lui faire subir ça. Je suis stupide.
Elle me fait basculer au-dessus de la cuvette des toilettes et je perds légèrement l'équilibre, alors qu'elle ramène mes cheveux au sommet de mon crâne.

- Enfonce tes doigts dans la bouche

J'obéis, incertaine. Mes doigts dans la gorge me procurent une sensation de dégoût, et je les ressors aussitôt. Je fixe avec accablement l'objet du crime, et les replonge dans ma bouche. Réprimant une nouvelle fois des larmes, je les enfonce loin. Encore plus loin. Un soubresaut me prend alors au moment où mon suicide ressort par ma bouche.

- Amy... Que s'est-il passé?

Je me relève sans un mot et me dirige vers le lavabo. L'eau fraiche sur mon visage et dans ma gorge me soulage, juste avant que je m'effondre au sol, en pleurs. Je n'ai pas très envie de parler. Je ne sais pas. Je ne comprends pas.

- Je ne sais pas. Je ne voulais pas mourir.

Les mots s'étranglent dans ma gorge.

- Elle... Elle va mieux...

L'envie de répliquer que je n'en ai absolument rien à foutre me démange.
Mais ce serait faux, et la colère parlerait pour moi. Je regretterai, je regrette déjà.
Ce genre de sentiments appartient à mon passé, j'ai eu la faiblesse de le croire.
L'abandon, maintenant, est un puissant souffle de vent glacé sur cette vie.
Je ne saurai jamais trouvé les mots propices ce soir, ils ne sont pas mes alliés.
Cette histoire n'est pas la mienne, je ne suis pas vraiment là. Qu'on oublie mon nom.
Infâme, ce reflet dans un bout de ce miroir qui a essuyé une tempête, je ne le connais pas.
Je n'ai pas envie d'être celui qui portera le poids d'une misère nouvelle, pas ce soir.

- C'est bien, je lâche dans un son rauque qui ressemble plus à un gémissement.

De nouveau assis, j'aimerais empoigner mon crane avant de constater l'inutilité de mon geste.
Je caresse néanmoins mes lèvres dans un mouvement fluide et perpétuel. Je ne sers à rien.
Et puis oui, c'est bien. J'ai beau être loin de cette situation, presque désintéressé, ce fait est là.
Il est juste qu'elle aille mieux, il est bon qu'elle se soigne pour aller bien. N'importe qui le penserait.
Je lève les yeux vers Ashley, qui elle n'a rien demandé à personne, sa gentillesse me déleste largement.
Sa présence me défait d'un poids certain, même s'il n'est pas visible. Je n'ai pas envie de gérer une perte.

- Et toi ?

Je la regarde toujours sous mes cils, je relèverai la tête en temps voulu, surement.
Trois jours de silence radio et pas une once de rancune, rien qu'une déception.
Il est vital que sa santé soit sans faille, pour elle, le monde et moi. Aller bien.
Je ressens le besoin d'expliciter mon ébauche de question, pourquoi pas.

- Comment tu vas ?

Parce qu'il faut qu'elle aille bien, voire plus que bien. Elle devrait avoir des ailes.
Je retombe doucement dans le médiocrité de la situation, renouant avec le présent.
Maitriser mes pensées est une bonne chose, mais planer aide à ne pas souffrir.
Écorché vif, j'essaie de souffler sur les grains de sel couchés sur ma plaie béante...
mais rien n'y fait, évidemment. Il serait trop facile de vivre pleinement, je n'ai pas le droit.
Ma vie n'est pas une tragédie... foutaises vraisemblables. Tout est d'un comique parfait.
Noir et amer, cet humour ne faiblit pas en intensité. J'espère de tout mon cœur, alors.
L'espoir m'offre la possibilité d'une issue. Que la seule note claire sonne bien. Pitié ?

Mon aveu s'ensuit aussitôt de pas précipités vers moi. Ashley est soulagée, je crois bien. Ses doigts caressent mes cheveux, sa voix se fait plus douce que d'habitude. Je suis la rescapée des anges, la miraculée du suicide, et un goût amer tapisse ma bouche à cette pensée.

- Tout va bien, tout va bien.

Non, tout ne va pas bien. Rien ne va bien, rien n'ira bien. Je conjugue cette phrase à tous les temps, et une seule me semble fausse, celle à l'imparfait: Shawn... Si je le pouvais, mes larmes couleraient et mouilleraient mon visage aussi bien que la pluie. En plus salé, en moins froid, et surtout en plus amer.

- C'est une bonne chose. Que seraient devenus les pères-noëls sans toi pour les protéger de mes fantasmes?

Et les mots continuent à pleuvoir, ultimes témoins de la non-rupture de ma vie, spectacteurs éphémères d'une pièce qu'on aurait intitulée "Carrefour de la mort".
Et moi, l'actrice maudite, la comédienne ratée, j'assiste au théâtre d'une renaissance au goût étrange de défaite. Je n'avais pas voulu mourir. Bien. Pourtant je me retrouve là. Cherchez l'erreur, dites-moi. Qu'est-ce mes intentions et mes regrets viennent faire sur scène ? L'acteur ne compte pas, seul est vivant le personnage. Ou pas...

- Je reviens, passe toi de l'eau sur le visage, en attendant.

Sitôt qu'elle est partie, je me laisse glisser une nouvelle fois contre le mur, et prend ma tête entre les mains. Ashley est soulagée. Charlie, je ne sais pas. Surement me hait-il à l'heure qu'il est. Mais je ne relève aucun trace d'indifférence. J'étais présente dans leurs vies, et j'ai tout gâché. Merde. Bravo Amy, ta performance sera bientôt saluée d'un adieu définitif de ton grand frère.
Les sentiments exacerbées que j'ai lus sur leurs visages sont tous nés, je le sais, de la souffrance que je leur ai causée.
Mes mains redessinent le contour du visage détesté comme pour lui redonner un sens. Une seule résolution dans mon esprit délabré: les épargner. Autant que je le pourrai, et ce pour chaque personne qui compte à mes yeux. Cacher, dissimuler jusqu'au moindre éclat de douleur dans mon regard. Jouer. Faire semblant. Et l'actrice renaîtra de ses cendres. Ce sera dur. Je le sais, mais il est temps que mon égoïsme disparaisse.
Comme pour souligner cette promesse secrète, un haut-le-coeur me prend à la gorge, et je me précipite de nouveau vers la cuvette des toilettes, une dernière fois. L'ancienne version de "moi" disparaît alors.
Je me redresse, me passe de l'eau sur le visage, comme me l'avait suggéré Ashley. Bien. Des éclats de voix retentissent à côté. Je n'ose pas entrer dans la pièce. Je suis de trop. Je suis la gosse qui assiste à une scène trop mature pour elle. Je n'aime pas les mômes.
Les voix se taisent à présent, remplacées par des battements sourds. Mon coeur bat tellement fort qu'il m'est impossible d'entendre autre chose. Mes paupières closes, je tente tant bien que mal de calmer la panique qui m'envahit alors.
Et puis tant pis. Un pas, puis un autre.
Je viens d'entrer en scène, et je ne sais absolument pas quoi dire. Mon texte est resté ailleurs, en coulisses. Comme pour m'achever, la musique du concert retentit toujours au-dehors. Et moi, je n'y suis pas... Je me râcle la gorge, et les têtes se retournent vers moi. Bafouillant, je rougis aussitôt. Game over...